CHAPITRE 9

 

Début de l’été, à l’Atelier des Harpistes

et au Fort de Ruatha, 3.7.15

 

 

Zair, profondément endormi au soleil sur le rebord d’une fenêtre, se réveilla brusquement et vint se poser sur l’épaule du Maître Harpiste, enroulant fermement sa queue autour de son cou. Robinton n’eut pas le cœur de le chasser, et desserra simplement l’étreinte pour ne pas étouffer. Zair frotta sa joue contre celle de son maître en roucoulant.

— Qu’est-ce que tu as ?

Au même instant, le dragon de guet sur les crêtes de feu se dressa sur ses pattes postérieures et claironna. Un dragon surgit, annonça son nom puis décrivit le cercle préludant à l’atterrissage.

Robinton entendit les coups frappés sur la porte et le bruit qu’elle fit en s’ouvrant brusquement. Prêt à réprimander l’intrus, il se tourna dans son fauteuil et vit Menolly, Beauté perchée sur son épaule, Rocky, Diver et Poll exécutant un ballet aérien au-dessus de sa tête.

— C’est F’lar et Mnementh, lui cria-t-elle.

— C’est ce que j’ai cru comprendre, mon enfant. Pourquoi cette panique ?

— Qui parle de panique ? Je suis excitée. C’est la première fois que Benden vient à vous depuis le vol de l’œuf.

— Alors, soyez gentille et allez voir si Silvina a quelques pains sucrés et du klah. Il est encore trop tôt pour offrir du vin, ajouta-t-il avec un soupir de regret.

— Il n’est pas trop tôt à l’heure de Benden, dit Menolly en sortant.

Elle avait souffert de l’éloignement entre l’Atelier des Harpistes et le Weyr de Benden. Lui aussi, à sa façon. Il écarta les regrets. Qu’est-ce qui amenait F’lar ? Et le Chef du Weyr venait-il avec l’accord de Lessa ?

Robinton se leva et s’approcha de la fenêtre, juste comme F’lar entrait dans la cour intérieure de l’Atelier. Il marchait à grandes enjambées comme toujours. Des lézards de feu se rassemblèrent sur le toit. Robinton vit F’lar lever la tête pour les regarder. Le Harpiste se demanda s’il fallait éloigner Zair. Inutile de provoquer le Chef du Weyr.

F’lar entra dans le Hall. Par la fenêtre ouverte, Robinton l’entendit parler, puis se taire pour écouter la réponse. Quelle était cette voix ? Oui, c’était Menolly. En montant l’escalier, elle conversait avec lui sans trahir aucune émotion particulière. Brave petite ! Il fallait procéder avec tact.

— Ah, Robinton, Menolly m’apprend que ses lézards de feu appellent Mnementh « le plus grand », dit F’lar, entrant le visage souriant.

— Ils hésitent à s’approcher de lui pour lui donner l’accolade, répondit Robinton, prenant le plateau des mains de Menolly qui se retira en refermant la porte derrière elle.

Elle n’avait pas besoin d’être là pour savoir ce qui allait se passer, puisque Beauté était toujours en rapport télépathique avec Zair.

— Pas de problème à Benden, au moins ? demanda Robinton au Chef du Weyr, en lui tendant une chope de klah.

— Non, juste une énigme, que vous pourriez nous aider à résoudre.

— Si je le peux, dit le Harpiste l’invitant du geste à s’asseoir.

— Nous n’arrivons pas à trouver D’ram.

— D’ram ?

Robinton s’attendait à tout sauf à ça.

— Il est vivant. De cela, nous sommes sûrs. Mais nous ne savons pas où il est.

— Ramoth peut certainement contacter Tiroth ? F’lar secoua la tête.

— J’aurais peut-être dû dire que nous ne savons pas à quel moment il est.

— D’ram aurait remonté le temps ?

— C’est la seule explication. Et nous croyons impossible qu’il soit retourné à sa propre époque. Tiroth n’est pas assez fort. Comme vous savez, la remontée temporelle est épuisante pour le dragon et le maître. Mais D’ram a disparu.

— Ce n’est quand même pas inattendu, dit lentement Robinton.

— Non, pas vraiment.

— Il ne serait pas allé au Weyr Méridional, par hasard ?

— Non, parce que Ramoth l’y aurait localisé sans peine. À Ista même, avant la dernière Chute, G’dened a remonté le temps assez loin en arrière, pensant que D’ram voudrait vivre là où sont ses souvenirs.

— Le Seigneur Warbret avait offert à D’ram n’importe laquelle des grottes au sud de l’Ile d’Ista. Il semblait consentant.

F’lar écarta cette possibilité d’un haussement d’épaules, et Robinton reprit :

— Oui, trop consentant, peut-être.

F’lar se leva, arpenta nerveusement la pièce, puis se retourna vers le Harpiste.

— Avez-vous une idée de l’époque où il aurait pu aller ? Vous étiez assez liés. Ne vous souvenez-vous de rien ?

— Il ne parlait pas beaucoup vers la fin. Assis près de Fanna, il lui tenait la main, c’est tout.

La gorge serrée, il déglutit avec effort. Si habitué qu’il fût à la fatalité, l’attachement de D’ram à sa Dame et son désespoir muet à sa mort lui faisaient monter les larmes aux yeux.

— Je lui ai transmis des offres d’hospitalité de Groghe et Sangel. En fait, il aurait été le bienvenu n’importe où sur Pern. Mais il préfère ses souvenirs. Y a-t-il une raison spéciale pour chercher à savoir où il est ?

— Aucune, à part notre inquiétude.

— Oldive dit qu’il avait toute sa raison, si c’est ce qui vous tourmente.

F’lar fit la grimace, et repoussa avec impatience une boucle qui lui tombait toujours sur le front quand il était agité.

— Franchement, Robinton, c’est à cause de Lessa. Ramoth n’arrive pas à contacter Tiroth. Lessa est certaine qu’il a remonté le temps assez loin pour se suicider sans nous bouleverser. C’est dans sa nature d’agir ainsi.

— C’est aussi son droit, dit doucement Robinton.

— Je sais. Je sais. Et personne ne pourrait lui faire de reproches. Mais Lessa est très inquiète. D’ram a peut-être démissionné, mais son expérience est toujours valable. Maintenant plus que jamais.

D’ram l’avait peut-être réalisé, pensa Robinton, et s’était mis hors d’atteinte à dessein. Mais non. D’ram était dévoué corps et âme au service de Pern et des chevaliers-dragons.

— Il a peut-être besoin d’un peu de temps pour se remettre.

— Il était épuisé d’avoir soigné Fanna. Vous le savez. S’il tombait malade, qui l’aiderait ?

— J’hésite à le dire, mais avez-vous demandé à Brekke d’essayer de le localiser avec les lézards de feu ? Les siens et ceux du Weyr d’Ista ?

Le visage soucieux de F’lar s’éclaire d’un petit sourire.

— Oui. Elle a essayé. Sans succès. Les lézards de feu ont besoin de coordonnées pour remonter le temps dans l’Interstice, tout comme les dragons.

— Je ne parlais pas de les envoyer à l’époque où il s’est réfugié. Je parlais de leur demander s’ils se rappelaient un dragon bronze isolé.

— Demander à ces créatures de se rappeler ? dit F’lar avec un rire incrédule.

— Je parle sérieusement, F’lar. Ils ont des souvenirs, qui peuvent être stimulés. Par exemple, comment les lézards de feu auraient-ils pu savoir que l’Étoile Rouge…

Zair l’interrompit d’un cri perçant, et s’envola si précipitamment qu’il écorcha de ses serres le cou du Harpiste.

— Je ne prononcerai plus ce nom en sa présence ! dit-il, palpant son écorchure. Je veux dire, F’lar, que les lézards de feu savaient tous que l’Étoile Rouge était dangereuse avant la tentative de F’nor et de Canth pour s’y rendre. Si l’on essaye de débrouiller ce qu’ils transmettent quand on mentionne l’Étoile Rouge devant eux, ils disent tous qu’ils se souviennent d’en avoir peur. Qui se souvient ? Eux ? Ou leurs ancêtres, à l’époque où nos ancêtres ont essayé d’y aller pour la première fois ?

F’lar considéra Robinton d’un œil pénétrant.

— Maître Andemon croit possible que ces créatures aient la capacité de se souvenir d’événements inhabituels que l’un d’entre eux a vécus ou ressentis. L’instinct joue un rôle dans le comportement de tous les animaux. Pourquoi pas leur mémoire ?

— Je ne suis pas sûr de bien comprendre en quoi cette… mémoire des lézards de feu peut nous aider à trouver D’ram.

— C’est pourtant simple. Demandez-leur s’ils se rappellent avoir vu un dragon isolé. Ce serait assez inhabituel pour être remarqué et… retenu.

F’lar n’était pas convaincu que cela pourrait réussir.

— Ça réussirait si Ruth le leur demandait.

— Ruth ?

— Quand les lézards de feu avaient une peur bleue des dragons, ils continuaient à assiéger Ruth de toutes parts. Jaxom me dit qu’ils parlent avec son blanc partout où ils vont. Et comme ils sont très nombreux, il y a de grandes chances que l’un d’eux se souvienne de ce que nous voulons savoir.

— Pour calmer l’inquiétude de Lessa, je serais prêt à oublier mon antipathie pour ces petits monstres. M’accompagnerez-vous au Fort de Ruatha ?

Robinton pensa aux brûlures de Jaxom. Elles devaient être guéries depuis longtemps. Mais Robinton n’arrivait pas à se souvenir si N’ton avait jamais parlé à F’lar de l’entraînement de Jaxom.

— Ne vaudrait-il pas mieux vérifier que Jaxom est au Fort ?

— Pourquoi n’y serait-il pas ? demanda F’lar, fronçant les sourcils.

— Parce qu’il est souvent sur les terres, pour apprendre la gestion des cultures, ou chez Fandarel avec les autres jeunes.

Détournant la tête, F’lar regarda par la fenêtre, les yeux dans le vague.

— Non. Mnementh dit que Ruth est au Fort. Vous voyez, moi aussi, j’ai un messager, termina-t-il avec un sourire.

Espérons que Ruth préviendra Jaxom que Mnementh l’a contacté, se dit Robinton. Il ne pouvait rien faire de plus.

— Votre messager est plus fiable que le mien, et porte plus loin que les fils de Fandarel, dit Robinton, enfilant sa tenue de vol. À propos de Fandarel, il a installé ses lignes jusqu’aux mines de Crom, vous savez.

Du geste, il fit passer F’lar devant lui pour sortir.

— Oui, je sais. Raison de plus pour retrouver D’ram.

— Vraiment ?

F’lar éclata de rire à cette question, d’un rire si naturel que Robinton pensa que cette visite avait annihilé leurs différends.

— Nicat ne vous a pas harcelé, Robinton ? Pour aller voir ces mines ?

— Celles que Toric exploite ?

— Je vous croyais au courant.

— Oui, je sais que Nicat s’inquiète. Les minerais deviennent de plus en plus pauvres. Mais Fandarel s’inquiète encore plus. Il lui faut des métaux de qualité.

— Si nous permettons aux Ateliers de s’installer dans le Sud, les Seigneurs insisteront pour s’y établir aussi…

Instinctivement, F’lar avait baissé la voix, bien que la cour fût déserte.

— Le Continent Méridional est assez vaste pour faire vivre tout le Nord très au large. Nous n’en connaissons qu’une frange infime, F’lar. Par la Coquille ! s’exclama Robinton en se frappant le front. À propos de lézards de feu et de souvenirs associatifs ! J’y suis ! Je sais où D’ram est allé !

— Où ?

— Du moins, je crois savoir où il a pu aller.

— Alors, parlez. Où ?

— Le problème demeure le moment. Et Ruth en détient toujours la clé.

Ils étaient encore à quelques longueurs de dragon de Mnementh. Zair voletait au-dessus de la tête de Robinton, pépiant avec angoisse, à distance prudente du grand bronze. Il refusa de se poser sur l’épaule du Harpiste, qui lui faisait signe d’atterrir.

— Je vais voir Ruth, le dragon blanc, à Ruatha. Rejoins-nous là-bas, grand sot, si tu ne veux pas voyager sur mon épaule.

— Mnementh n’a rien contre Zair, dit F’lar.

— Mais Zair a peur de lui, je le crains, dit Robinton.

Un éclair passa dans les yeux du chevalier-bronze.

— Aucun dragon n’a jamais craché les flammes sur un lézard de feu.

— Pas ici, Chef du Weyr. Pas ici. Mais tous se rappellent l’avoir vu. Et les lézards de feu ne se souviennent que de ce qu’ils ont vu.

— Alors, allons voir à Ruatha si l’un d’eux se souvient d’avoir vu D’ram.

Ainsi, les lézards de feu étaient toujours un sujet délicat, pensa Robinton. Il regrettait que Zair ait eu si peur de Mnementh.

 

Jaxom et Lytol étaient sur les marches du Fort quand Mnementh claironna son nom au dragon de guet et décrivit un cercle pour atterrir dans l’immense cour.

Pendant les salutations d’usage, Robinton scruta le visage de Jaxom. Il ne releva aucune trace de brûlure. Pourvu que Ruth ait guéri aussi vite ! Il est vrai que F’lar était très absorbé par D’ram…

— Ruth nous a dit que Mnementh l’avait contacté, dit Jaxom. J’espère qu’il n’y a rien de grave.

— Ruth pourra peut-être nous aider à retrouver D’ram.

— Retrouver D’ram ? Il n’a pas…

Jaxom s’interrompit, regardant anxieusement Lytol qui fronçait les sourcils.

— Non, mais il a remonté le temps, dit Robinton. Et j’ai pensé que si Ruth veut bien interroger les lézards de feu, ils lui diront peut-être à quelle époque il se trouve.

Jaxom fixa le Harpiste, qui se demanda pourquoi le jeune homme semblait si atterré, et, curieusement, effrayé. Jaxom regarda F’lar à la dérobée et déglutit convulsivement, ce qui n’échappa pas à Robinton.

— J’ai l’impression de savoir où D’ram est allé. Est-ce que cela pourrait l’aider ?

— Je ne suis pas sûr de comprendre, dit Lytol, les regardant l’un après l’autre. De quoi s’agit-il ?

Lytol avait fait entrer ses visiteurs dans le Fort et les conduisait vers la petite pièce réservée aux entretiens privés. Du vin et des coupes étaient disposés sur la table, avec du fromage, du pain et des fruits.

— Eh bien, dit Robinton, lorgnant l’outre de vin, je vais vous expliquer.

— Je suis sûr que vous avez la gorge sèche, dit Jaxom, s’avançant pour remplir les coupes. C’est du vin de Benden, Maître Robinton. Le meilleur n’est jamais assez bon pour nos distingués visiteurs.

— Ce garçon est en train de devenir adulte, dit F’lar, levant sa coupe vers Lytol, l’air approbateur.

— Ce garçon est adulte, répondit Lytol d’un ton bourru. Pour en revenir aux lézards de feu…

Zair surgit au-dessus de leurs têtes en poussant un cri perçant et piqua sur l’épaule de Robinton où il se posa, enroulant sa queue autour du cou du Harpiste, et demandant à coups de pépiements stridents s’il n’avait couru aucun danger sur le dos du « plus grand ».

— Excusez-moi, dit Robinton, caressant Zair pour le faire taire.

Puis il exposa à Lytol sa théorie sur les lézards de feu. Ils partageaient une immense masse de connaissances communes. Ils étaient capables de transmettre les émotions violentes, comme l’attestait l’appel de Brekke à Canth lors de la nuit fatale. Le vol de l’œuf les avait terrorisés, et ils étaient restés dans un état d’extrême agitation jusqu’à sa restitution. Ils semblaient se rappeler l’avoir vu près d’un trou noir, et avoir essuyé le feu des dragons. Jaxom lui avait dit à plusieurs reprises que les lézards de feu régalaient Ruth d’histoires incroyables dont ils prétendaient se souvenir. Si ce don curieux n’était pas une illusion de ces folles créatures, l’occasion se présentait d’en faire usage. D’ram était apparemment parti tout seul à une époque où Ramoth ne pouvait pas atteindre l’esprit de son dragon. Pern ne voulait pas perdre contact avec lui.

— Récemment, poursuivit Robinton, nous avons eu quelques occasions…

Il s’éclaircit la gorge, et, du regard, demanda à F’lar l’autorisation de continuer.

— … quelques occasions de nous rendre dans le Sud. Une fois les vents nous ont fait dévier de notre course et nous avons dérivé loin vers l’est, Menolly et moi, pour aborder finalement dans une ravissante petite baie de sable blanc aux arbres fruitiers abondants. Les eaux grouillaient de poissons. Le soleil était chaud et les eaux d’un ruisseau côtier étaient aussi douces que le vin.

Robinton contempla tristement sa coupe, que Jaxom lui remplit en riant.

— J’en ai parlé à D’ram, je ne sais plus pourquoi. Je suis raisonnablement certain de la lui avoir décrite assez bien pour qu’un dragon de la capacité de Tiroth puisse s’y rendre.

— D’ram ne voudrait pas nous causer des complications ici, dit lentement Lytol. Il aura remonté le temps jusqu’à une époque où les Anciens n’étaient pas encore installés dans le Sud. Un saut de dix ou douze Révolutions ne serait pas épuisant pour Tiroth.

— Ce qui pourrait compliquer nos recherches, Robinton, dit F’lar. Si ces créatures peuvent se rappeler des événements vécus par leurs prédécesseurs, aucun de nos lézards ne pourrait avoir aucun souvenir de notre affaire. Ils n’ont pas d’ancêtres venant de cette région.

— Tous les lézards de feu de la planète convergent vers Ruth, dit Robinton.

— L’objection de F’lar est judicieuse, dit Jaxom.

— Pas si vous allez dans cette baie. La fascination que les lézards de feu éprouvent pour Ruth opérera là aussi.

— Vous voulez que j’aille sur le Continent Méridional ? dit Jaxom stupéfait, les yeux remplis d’une lueur d’intérêt soudain qui n’échappa pas à Robinton.

Ainsi, le jeune homme avait découvert que faire cracher les flammes à son dragon ne suffisait pas à sa satisfaction.

— Aller dans le Sud, répliqua F’lar, ce serait manquer à notre parole. Mais je ne vois aucun autre moyen de localiser D’ram.

— La baie est très loin du Weyr Méridional, dit doucement Robinton, et nous savons que les Anciens ne s’en éloignent guère.

— Ils s’en sont pourtant éloignés récemment, n’est-ce pas ? dit F’lar avec emportement, les yeux brillants de colère.

Très las, Robinton constata que le différend entre l’Atelier des Harpistes et le Weyr de Benden n’était pas oublié.

— Seigneur Lytol, reprit F’lar, nous permettez-vous d’employer Jaxom à ces recherches ?

— Cela dépend uniquement du Seigneur Jaxom. F’lar, assimilant les implications de cette réponse, considéra longuement Jaxom. Puis il sourit.

— Et votre réponse, Seigneur Jaxom ?

Avec une dignité étonnante, pensa Robinton, le jeune homme fit un signe d’assentiment et dit :

— Je suis flatté qu’on me demande mon aide, Chef du Weyr.

— Vous n’auriez pas au Fort des cartes du Continent Méridional, par hasard ? demanda F’lar.

— Justement, j’en ai, répondit Jaxom, qui ajouta vivement : Fandarel nous a donné plusieurs leçons de cartographie à son Atelier.

C’étaient des copies des cartes établies par F’nor lors de ses premières explorations du Continent Méridional.

— J’ai des cartes plus complètes de la côte, dit Robinton, griffonnant un message à Menolly qu’il attacha au collier de Zair.

Il renvoya le petit bronze à l’Atelier des Harpistes, en lui recommandant de ne pas oublier sa mission.

— Il va vous rapporter directement les cartes ? demanda F’lar, sceptique et quelque peu dédaigneux. Brekke et F’nor cherchent sans cesse à me convaincre de leur utilité.

— Je suppose que pour transporter quelque chose d’aussi important, Menolly va utiliser le dragon de guet.

Robinton soupira. Il regrettait de ne pas avoir précisé qu’elle devait renvoyer les cartes par les lézards de feu. Il ne fallait négliger aucune occasion de les mettre en valeur.

— Avez-vous souvent remonté le temps, Jaxom ? demanda soudain F’lar.

Jaxom rougit jusqu’à la racine des cheveux. Robinton sursauta en voyant la fine ligne de sa cicatrice se détacher en blanc sur sa joue rouge. Heureusement, le Chef du Weyr voyait l’autre côté de son visage.

— Eh bien…

— Allons, mon garçon, je ne connais aucun Aspirant qui ne s’en soit jamais servi pour être à l’heure. Ce que je voudrais savoir, c’est si Ruth a le sens du temps. Certains dragons n’en ont aucun.

— Ruth sait toujours à quel moment il est, répondit fièrement Jaxom. Et je dirais qu’il a la meilleure mémoire temporelle de la planète. F’lar réfléchit longuement.

— Avez-vous jamais tenté des sauts assez longs ? Jaxom fit un signe affirmatif, regardant à la dérobée Lytol, qui demeura impassible.

— Pas de déviation à l’arrivée ? Pas de séjour indûment prolongé dans l’Interstice ?

— Non. D’ailleurs, il est facile d’être précis si on saute de nuit.

— Je ne suis pas certain de comprendre votre raisonnement.

— Les équations célestes établies par Wansor. Je crois que vous avez assisté à la dernière réunion à l’Atelier des Forgerons…

Il hésita, sa voix mourut, et F’lar leva les yeux, surpris.

— Si on calcule la position des principales étoiles, on peut se positionner avec précision.

— Dans l’hypothèse d’un saut nocturne, ajouta le Maître Harpiste, qui n’avait jamais pensé à utiliser les équations de Wansor à cet usage.

— Ça ne m’était jamais venu à l’idée, dit F’lar.

— Il y a pourtant un précédent dans votre propre Weyr, F’lar, dit Robinton en souriant.

— Lessa s’est servie des étoiles de la tapisserie pour retourner à l’époque des Anciens, c’est bien ça ?

Juste devant la fenêtre, des piaillements éclatèrent, si manifestement poussés par des lézards de feu qu’ils se hâtèrent tous vers la fenêtre.

— Menolly a pensé à tout, dit Robinton à part à Jaxom. Les voilà, F’lar.

— Qui ? Menolly et le dragon de guet ?

— Non, dit Jaxom d’un ton triomphant. Zair, la reine de Menolly et ses trois bronzes. Ils ont des cartes attachées sur le dos.

Zair entra d’un coup d’aile, avec des pépiements de colère, d’inquiétude et de confusion. Les quatre lézards de Menolly entrèrent à sa suite. La petite reine, Beauté, se mit à décrire des cercles dans la salle en les grondant avec véhémence. Robinton attira facilement Zair sur son bras. Mais Beauté ordonna aux bronzes de continuer à voler avec elle, hors d’atteinte, tandis que F’lar, avec un sourire ironique, et Lytol, impassible, observaient les efforts de Jaxom et de Robinton pour les convaincre de se poser.

— Ruth, veux-tu dire à Beauté d’être gentille et de se poser sur mon bras ? s’écria Jaxom, dont les vaines tentatives commençaient à friser le ridicule devant un Chef de Weyr qu’il voulait impressionner.

Beauté poussa un cri de stupéfaction, mais atterrit aussitôt sur la table. Elle ne cessa de houspiller Jaxom pendant qu’il détachait les cartes attachées sur son dos. Et elle continua à l’invectiver quand les bronzes atterrirent timidement, sans replier complètement leurs ailes, pour qu’on leur enlève leur fardeau. Une fois libérés, ils s’envolèrent par la fenêtre. Après une dernière harangue à la cantonade, Beauté, d’un coup de queue impérieux, s’envola et disparut. Zair émit un pépiement d’excuse et se cacha la tête dans les cheveux de Robinton.

— Eh bien, dit le Harpiste, quand un silence bienvenu fut retombé sur la salle, ils sont revenus vite, non ?

F’lar éclata de rire.

— Revenus, oui. Mais pour la livraison, c’était autre chose. Je n’aimerais pas avoir à discuter ainsi pour chaque message qu’on m’enverrait.

— C’est uniquement parce que Menolly n’était pas là, dit Jaxom. Beauté n’était pas sûre de pouvoir vous faire confiance, vous comprenez. Sans vous offenser, F’lar, ajouta-t-il vivement.

— Voilà celle qu’il me faut, dit Robinton, déroulant une carte.

Les autres en firent autant et bientôt toutes les cartes furent étalées sur la table.

— Il semblerait, dit doucement Lytol, que les vents vous aient fait dériver dans toutes les directions, Maître Robinton.

— Mais je n’ai pas tout fait, répliqua le Harpiste, l’air innocent. Le Fort Maritime m’a beaucoup aidé ici, dit-il en désignant plusieurs points sur la carte. Ce tracé est l’œuvre d’Idarolan et de ses capitaines.

Il fit une pause, se demandant s’il allait révéler à quel point les lézards de feu avaient aidé les équipes d’Idarolan. Optant pour la prudence, il reprit :

— Naturellement, Toric et ses vassaux ont parfaitement le droit d’explorer leurs terres. Ils ont cartographie en détail cette partie…

Il montra la péninsule où étaient établis le Fort et le Weyr Méridionaux, et des territoires assez vastes de part et d’autre.

— Où sont les mines que Toric exploite actuellement ?

— Ici.

Il posa le doigt sur une zone montagneuse, légèrement à l’ouest du Weyr, assez loin du rivage.

F’lar mesura de la main sur la carte la distance qui la séparait du Weyr.

— Et où est la baie dont vous parlez ?

Robinton indiqua un point aussi éloigné du Weyr Méridional que Ruatha l’était de Benden.

— Dans cette région. Il y a beaucoup de petites baies sur cette côte. Je ne pourrais pas situer exactement la mienne, mais c’est la direction approximative.

F’lar grommela que ces souvenirs étaient bien approximatifs, et qu’un dragon avait besoin de coordonnées précises pour se transférer dans l’Interstice.

— Du centre exact de la baie, on voit au loin le cône d’un ancien volcan, parfaitement symétrique, dit Robinton, joignant le geste à la parole. Zair était avec moi et pourrait en communiquer l’image à Ruth.

Robinton, tournant légèrement la tête, adressa un clin d’œil complice à Jaxom.

— Ruth pourrait-il recevoir les coordonnées d’un lézard de feu ? demanda F’lar à Jaxom, fronçant les sourcils à l’idée d’une source si peu fiable.

— Il l’a déjà fait, répondit Jaxom.

Robinton remarqua une lueur amusée dans les yeux de Jaxom, et se demanda où les lézards de feu avaient bien pu conduire le dragon blanc. Menolly le saurait-elle ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda soudain F’lar. Un complot pour béatifier les lézards de feu.

— Je croyais que nous coopérions pour localiser D’ram, répliqua Robinton, légèrement réprobateur.

F’lar bougonna et se pencha sur les cartes.

Le dénouement dépendrait de la capacité du dragon blanc à attirer les lézards de feu du Sud. En cas d’échec, Jaxom tenterait, à partir de la baie, des sauts dans le passé judicieusement espacés… à condition, dit F’lar, qu’il parvienne à trouver la baie en question.

L’après-midi tirait à sa fin, et les pupilles du Fort rentrèrent avec Brand d’une tournée d’inspection dans les terres. F’lar remarqua qu’il s’était absenté beaucoup plus longtemps qu’il n’avait prévu. Il recommanda la prudence à Jaxom. S’il ne trouvait pas la baie, il devait revenir sans perdre de temps. S’il arrivait jusqu’à D’ram, il devait noter le temps et le lieu et rentrer tout de suite à Benden pour transmettre les coordonnées à F’lar. Il ne fallait pas s’immiscer sans nécessité dans le deuil de D’ram, et si Jaxom parvenait à passer inaperçu, ce serait encore mieux.

— Je crois que vous pouvez vous fier à lui pour agir avec toute la diplomatie voulue, dit Robinton, observant le jeune homme du coin de l’œil. Il a déjà prouvé sa discrétion.

Pourquoi diable Jaxom était-il si bouleversé par un compliment si anodin ? se demanda le Harpiste. Il s’affaira longuement à rouler les cartes, pour divertir l’attention des assistants, et éviter qu’ils ne remarquent le visage décomposé du jeune Seigneur.

Robinton conseilla à Jaxom une bonne nuit de sommeil et un solide petit déjeuner, après quoi il viendrait à l’Atelier des Harpistes où l’attendrait son guide. Puis Robinton et F’lar prirent congé. Quand F’lar déposa le Harpiste à son Atelier, Robinton s’en tint aux courtoisies ordinaires. Les circonstances avaient ramené le Chef du Weyr à l’Atelier. Un pas à la fois !

Robinton regarda F’lar et le bronze Mnementh s’élever au-dessus des crêtes de feu et disparaître. Beauté parut alors et se mit à tancer vertement Zair, qui reprit sa place habituelle sur l’épaule de Robinton sans répondre à son caquetage. Menolly devait chercher à savoir ce qui s’était passé l’après-midi. Elle n’aurait pas la présomption de le lui demander directement, mais Beauté harcelait son bronze. C’était une brave enfant, Menolly. Il espérait qu’elle n’aurait rien à objecter à un voyage en compagnie du jeune Jaxom. Zair ne suffirait sans doute pas à Jaxom pour retrouver la baie qu’ils cherchaient. Mais avec Menolly qui l’accompagnait déjà lors de cette traversée mouvementée, et le renfort de ses lézards de feu, ils n’auraient aucun problème.

Le lendemain, Jaxom eut l’air à la fois surpris et soulagé en apprenant leur participation au voyage. Robinton leur conseilla de prendre des provisions de bouche aux cuisines, et exprima l’espoir de recevoir bientôt un rapport favorable.

— Sur la présence de D’ram ? demanda Menolly, les yeux rieurs. Ou sur les performances des lézards de feu ?

— Sur les deux, naturellement, petite effrontée. Bon, partez maintenant.

Il ne fit aucune remarque à Jaxom sur sa violente réaction quand il avait parlé de remontées temporelles et de discrétion. Menolly aussi, lorsqu’il lui avait fait part de son intention de l’envoyer accompagner Jaxom avec ses lézards de feu, avait eu une réaction inattendue. Il lui avait demandé ce qu’elle trouvait là-dedans de si drôle, et elle s’était contentée de secouer la tête, morte de rire. Il n’insista pas. Qu’est-ce que ces deux jeunes gens avaient bien pu manigancer ? Il y avait quelques disputes entre eux, mais rien qui dépassât les limites d’une bonne amitié. Oh, Menolly avait l’étoffe d’une épouse de Seigneur. Simplement… Le Harpiste se reprocha d’extrapoler, et se plongea dans la gestion de l’Atelier, qu’il avait négligée trop longtemps.